Aujourd'hui, nous allons à la rencontre d'Anne Marion et de Stéphane Loisel, qui nous éclairent sur la retraite à travers le prisme de la longévité et de la démographie.
Comment la démographie explique-t-elle le problème actuel d’équilibre du système des retraites ?
👉 Anne : Le problème de financement des retraites résulte de la transition démographique qui n’a pas été suffisamment anticipée. On parle souvent de baby-boom entre 1945 et les années 60, mais en réalité, le taux de natalité n’a pas spécialement augmenté à cette époque. En revanche, la mortalité infantile a été divisée par 10 depuis le XIXe siècle, grâce à la vaccination et à l’introduction de la pénicilline. Les enfants de ces générations ont donc survécu bien davantage que ceux des générations précédentes. À partir des années 70, la natalité a néanmoins considérablement diminué, en raison de cette baisse de la mortalité infantile, et d’autres facteurs comme la légalisation de la pilule contraceptive et l’émergence du planning familial.
Résultat : on se retrouve aujourd’hui avec de nombreux retraités dont la longévité est inédite, face à bien moins d’actifs. Le rapport démographique est clairement en défaveur de l’équilibre de tous les régimes : CNAM, CNAV, Agirc, Arrco, et régimes spéciaux. À cela s’ajoutent le chômage, et le fait que les actifs d’aujourd’hui ont un pouvoir d’achat bien plus faible que dans les années 50 ou 60. Tout cela a mal été anticipé, et donc n’a pas été suffisamment financé, et c’est pourquoi nous sommes aujourd’hui au pied du mur.
Le recul de l’âge de départ à la retraite est une mesure phare du projet de réforme, et certains le justifient avec un constat simple : « nous vivons plus longtemps, donc nous devons travailler plus longtemps ». L’augmentation de la longévité rend-elle inexorable le recul de l’âge de départ à la retraite ?
👉 Stéphane : En effet, la longévité a beaucoup augmenté au cours des dernières décennies, la France est même l’un des pays où les habitants, en particulier les femmes, vivent le plus longtemps. D’un point de vue actuariel, le constat a du sens à première vue, même si savoir qui doit payer ou faire des efforts est une autre question.
Il y a un premier bémol : les projections utilisées pour concevoir les dispositifs de financement de la retraite se basent sur le scénario d’une espérance de vie qui va continuer à s’allonger plus ou moins au même rythme qu’aujourd’hui. Sauf que cette évolution de la longévité n’est pas une certitude ! Dans certains pays, comme aux États-Unis, on observe par exemple une stagnation de l’espérance de vie. Nous ne sommes pas non plus à l’abri de phénomènes climatiques de grande ampleur, ou d’une épidémie bien plus mortelle que le Covid, qui viendraient frapper la population et qui feraient chuter subitement la longévité. Les hypothèses démographiques sur lesquelles se base la réforme des retraites sont donc très incertaines.
Et surtout, il y a de fortes inégalités en matière de longévité, et elles posent des questions d'équité face au départ à la retraite, qui dépassent largement les questions démographiques et actuarielles.
Quelles sont ces inégalités en matière de longévité, et en quoi ont-elles un impact sur le système des retraites ?
👉 Stéphane : Il y a d’abord des inégalités sociales, qui ont tendance à s’aggraver : il y a un écart d’espérance de vie important entre un ouvrier et un cadre supérieur, par exemple. Aujourd’hui, le système y est complètement aveugle et favorise les classes aisées. Je m’étonne que la société ne se saisisse pas davantage du sujet, bien plus large que la simple pénibilité du travail.
Il y a aussi de fortes inégalités entre hommes et femmes. Les femmes vivent en moyenne plus longtemps que les hommes, et on pourrait donc se dire qu’elles devraient travailler plus longtemps. Mais le problème est évidemment plus complexe. Par exemple, dans une large part des couples, les femmes sont plus jeunes que les hommes, et ce sont souvent elles qui assistent les hommes dans leurs dernières années de vie. On parle de pénibilité du travail, mais on pourrait aussi parler de « pénibilité de la retraite », ce qui pourrait légitimer un départ anticipé possible pour les femmes, ou plus généralement pour les « aidants ».
👉 Anne : Cet enjeu d’« aidants » s’applique aussi beaucoup à la génération « pivot » dite celle des jeuniors, de 55 à 70 ans. Ces hommes et ces femmes s’occupent souvent de leurs petits-enfants, et doivent aussi aider leurs parents très âgés. Ils sont par ailleurs nombreux à travailler bénévolement auprès d’associations ou de structures publiques comme les mairies. Ces multiples activités pourraient en effet justifier un départ plus tôt à la retraite, ou des aménagements de temps de travail avec des dispositifs de retraite progressive, dont on parle encore peu aujourd’hui.
En matière de longévité, il faut aussi bien différencier deux concepts : l’espérance de vie totale, et l’espérance de vie en bonne santé. Les débats autour de la réforme ont tendance à se focaliser sur le premier, alors qu’on devrait également traiter le second.
Quels sont les enjeux autour de cette « espérance de vie en bonne santé » ?
👉 Anne : Si l’espérance de vie augmente, mais pas l’espérance de vie en bonne santé, cela pose bien sûr des problèmes de qualité de vie à la retraite, mais aussi des questions de financement. Car la longévité alliée à la morbidité implique un coût exorbitant pour la Sécurité sociale.
Si le recul de l’âge légal de départ à la retraite peut participer à résoudre les problèmes de financement de la CNAV (Caisse nationale d’assurance vieillesse), il ne va certainement pas résoudre ceux de la CNAM (Caisse nationale d’assurance maladie). Il y a donc un énorme travail de fond à réaliser en matière de prévention et d’investissement dans le système de santé. Nous avons fait des projections sur le sujet, et pour que la CNAM équilibre ses comptes, il faudrait augmenter son budget de 30 milliards d’euros…
Vous parliez précédemment de retraite progressive, en quoi est-ce un axe intéressant selon vous ?
👉 Anne : Un actif de 60 ans qui est en bonne santé et qui trouve du sens dans son travail aura envie de continuer à travailler. Mais il n’aura pas la même énergie qu’un jeune actif. Il faudrait donc repenser en profondeur l’organisation du travail.
👉 Stéphane : En effet, les seniors sont souvent frustrés d’être mis de côté, alors qu’ils ont encore beaucoup de choses à apporter à la société. Il faut trouver des manières de les faire participer tout en laissant la place aux jeunes pour certaines tâches, par exemple par du mentorat. Cela pose plus globalement la question de la place des seniors dans la société. Le sujet des retraites est, là encore, bien plus vaste et complexe qu’une simple question de longévité et de démographie !